Dr. Feelgood
Pub-Rock (1975)

Rock & Folk © Daniel Vermeille
Merci à Daniel Rapina !

Dès 1967, la jeune génération dite "branchée" s'est mise à fréquenter les pubs, bastions astiqués d’un conservatisme typiquement britannique... Mais il ne s'est vraiment rien passé là jusqu'en 72, du moins dans l'esprit des "habitués". Bien sûr, la musique "évoluait", si l'on peut dire; mais ce genre d'endroit était toujours considéré "à discrétion", dans tous les sens du terme. Oui sait exactement comment ce mouvement a éclaté ? Est-ce parce que la clientèle aînée vieillissait au point de ne plus pouvoir se déplacer dans ces lieux, ou était-ce cette nouvelle génération post-hippie qui s’imposait, combattants mis à la retraite et reconvertis aux joies des boissons alcoolisées ? Peu importe. Les pubs du West-End ne répondent plus à l’image sacro-sainte de l’Empire déclinant, et c'est tant mieux. Mais le Temps s'use vite, et cette mutation est déjà associée à la légende du vieux dandy qui eut un jour l'idée de se gagner la fidélité de cette jeune clientèle en proposant de la musique "live" dans ses pubs.

L'idée ne fut pourtant pas adoptée rapidement à Londres, mais les pubs de banlieue surent l'exploiter en suivant l'exemple... et pas encore au sens où on l’entend aujourd'hui car il s'agissait juste d'attirer puis de retenir ces nouveaux buveurs. Aussi suis-je obligé d’avouer que le Pub-Rock appartient déjà au passé car, depuis le début de l’hiver, les patrons font payer l'entrée aux consommateurs...

Mais il vous sera facile de pardonner cette récupération aux Anglais, qui souffrent d'un malaise économique plus grand que le nôtre, dès l'instant que la magie de ces "rock-places" subsiste encore. Pourtant, je vois déjà quelques farouches insulaires me reprocher la publicité gratuite que je leur fais lorsque des hordes de frenchies malveillants débarqueront chez eux et ne manqueront pas de tuer leur dernier plaisir, leur ultime dérivatif...

Aucune définition ne serait suffisante pour évoquer cette extraordinaire synthèse de la pureté originelle du Rock’n’Roll de la seconde moitié des années cinquante et de l’amateurisme "cultivé" de la première moitié des soixante; avec cet indispensable dénominateur commun habituellement désigné sous le terme péjoratif "d’énergie électrique"... Une énergie neutre et, bien sûr, très violente, où n’entrent plus en ligne de compte les questions de vibrations positives ou négatives de notre chère et regrettée époque post-californienne (ah, le retard de la France ne sera jamais comblé !).

Cette vicieuse dame appelée énergie se veut également apolitique, car aucun des nouveaux groupes ne prétend jouer que pour la "Working-class", même si la majorité d'entre eux en sont issus. Il n'y a donc aucune récupération possible à ce niveau et, sur un plan strictement musical, il est nécessaire d'affirmer que l'assimilation / identification avec les sources américaines n'a jamais été aussi parfaite et évidente... depuis les Stones, bien sûr ! Les deux principaux (et meilleurs) groupes de pub-rock, Dr Feelgood et Ducks Deluxe, ne le nient pas et confirment l’objectivité de mes dires : "The Flamin'Groovies started it all !" Rappelons que deux membres des Ducks (Sean Tyla et Nick Garvey) étaient road-managers des Groovies pendant leur tournée européenne, que Feelgood a joué en première partie de "notre" groupe au début de son existence, alors qu'il n'avait même pas encore de nom...

Wilko

"Get A Shot Of Rhythm’n'Blues !" Vous avez entendu maintes fois cette phrase, répétée de la bouche de Chuck Berry aux guitares transparentes des Groovies, en passant par les registres plus aigus des Beatles ou des Straycats (le groupe de David Essex dans "Stardust")... A l'avenir, il vous faudra subir les mitraillades du sinistre Wilko Johnson, le guitariste-automate de Dr Feelgood.

Aujourd’hui, après avoir joué dans des endroits aussi étranges que le "Black Hole of Calcuta" (un des clubs les plus mal famés) ou la prison de Wansworth et assuré trois à cinq gigs par semaine en moyenne depuis deux ans, Dr Feelgood draine couramment une cinquantaine d’admirateurs à chacun de ses shows, toujours différents puisque le groupe dispose d'un choix de titres égal à celui de ses fans. Il y a beaucoup de classiques empruntés aussi bien aux Fifties qu'aux Sixties : "Stupidity" (de Solomon Burke), "Great Balls Of Fire", "Woolly Bul|y", "Riiot ln Cell Block Number Nine" (de Leiber/Stoller), "Be Bop A Lula", "Johnny B.Goode", "Boom Boom" (de John Lee Hooker, qui figure sur leur LP), "High Heeled Sneakers", "Around St Around", "Ecstasy" (de Lee Curtis & The All Stars, "l'Elvis de Liverpool"), "Rock Me", "Walkin' The Dog", "Shakin' All Over", etc...

Wilko est l'unique compositeur du groupe et, avec sa modestie habituelle, il préfère rôder progressivement ses chansons. Les seules qu'il joue régulièrement sont "My Babe Don't Care" ou "Pretty Girls", dont les titres ne sont pas définitifs. Le moment le plus "hot" de leur répertoire peut changer d'un jour à l’autre. Ainsi, lorsque je les ai vus au Kesington Pub, le 31 décembre, c'était "Riot ln Cell Block 9" pendant le premier set et "Ecstasy" pendant le second.

Au Marquee Club, deux jours après, c’était "Bonnie Moronie" et "Tequila" des Champs, traités en un medley dévastateur. Le titre de Larry Williams fait passer Wilko, toujours vêtu d'un complet noir, par tous les stades de ses influences : il possède à fond la classe "damaged" de Keith Richard, le balancement raide du corps cher à Buddy Guy, "l'affolante" évidence technique de Steve Cropper et la rage illuminée d'un Wayne Kramer ou d'un James Williamson à leurs meilleurs moments.

Dr Feelgood n’est-il pas originaire de Canvey Island, la plus importante ville anglaise de raffineries d’or noir ? Le pétrole, la fumée et la sueur sont les ingrédients du Rock’n’Roll / Rythm’n’Blues britannique depuis presque vingt ans, et tout le monde sait que les révolutions industrielles furent des maux nécessaires à notre musique. Alors... laissons parler Wilko.
- Que faisais-tu pendant les années soixante ? Fréquentais-tu les clubs où se produisaient des groupes comme les Pretty Things, par exemple ?
- Non, je jouais dans un petit groupe, à l'école, quand tout cela éclata. Je ne suis jamais allé à Londres et je n’en avais pas les moyens car j’habitais trop loin. Je n’ai donc vu aucun de tous ces groupes.
- Quel genre de musique écoutais-tu donc ?
- Le Chicago Blues bien sûr, mais aussi les Stones. Plus tard je n’ai jamais pu encaisser le soi disant British Blues.
- Et le Mersey Beat ?
- Juste Johnny Kidd & The Pirates pour leur extraordinaire guitariste, Mick Green, qui est ma principale influence au point que, à nos débuts, je me suis dit : "Nous devons être comme eux, continuer dans leur voie." Mais il y avait mieux à faire que du Mersey. Mais Mick Green était le seul à avoir compris la musique américaine".
- Que penses-tu du statut de groupe professionnel ? Souhaites-tu préserver cette image de groupe amateur que beaucoup d’entre-vous affectionnent particulièrement ?
- On suppose généralement qu’on passe "pro" au moment de la signature du contrat avec une compagnie, mais pour moi, le professionnalisme est avant tout une plus grande question d'honnêteté vis-à-vis des gens qui paient pour vous entendre. Aujourd’hui, on a tendance à associer ce terme à celui de "supershow" avec maquillages et tout le reste... ce qui n’est pas le cas des groupes de chez nous ! Mais, tu sais, nous ne répétons jamais !
- Vous jouez suffisamment comme ça ! Mais lorsque vous êtes entrés en studio, tout ne s'est pas très bien passé, parait-il.
- Oh, la chose habituelle : on a passé beaucoup plus de temps à essayer de trouver un son équivalent à celui obtenu en scène qu'à enregistrer réellement. En fait, nos morceaux ont été joués en un minimum de prises, mais je ne pense pas qu’ 'on s’en sortira un jour avec les techniques, aussi longtemps que le public sera absent !
- Votre album, comme le simple, sort en mono...
- Oui. Si ce groupe a une quelconque force, le moindre pouvoir excitant, il ne peut le rendre qu'en mono, car la stéréo brise l’impact de notre musique et dissèque notre... (rires)... brillante technique !
- Y a-t-il eu plusieurs compagnies qui vous aient fait des offres ?
- Oui, mais pas vraiment. En réalité, on a essayé de tenir le coup tout seul le plus longtemps possible, mais le matériel s’usait vite et l'argent manquait, alors... Nous sommes assez satisfaits de notre contrat avec UA. : trois ans avec option pour cinq, etc.

Ducks

Le soir même, je quittai le Kesington's en hâte, confrontant ma sueur à la violence des vents londoniens; inquiet, non pas pour la crève qui me guettait, mais pour le taxi que je devais trouver pour arriver à temps au gig de Ducks Deluxe situé à l'autre extrémité du West End, dans un pub appelé "Hope & Anchor". La chance me servit, bien que la totalité des cabs fussent réservés dès l’après-midi ou le matin en ces périodes de fêtes, mais j’arrivai très en retard à mon rendez-vous avec mes amis, dont je pus néanmoins applaudir la fin du set qui se terminait sur la meilleure version d'"Hoochie Coochie Man" jamais jouée par un groupe blanc. "L’Espoir et l’Ancre" est un petit pub, et Sean Tyla m'expliqua plus tard que ce genre de soirée ne rapportait pas un penny aux Ducks car les amis occupaient à eux seuls toute la place disponible.

Sean était complètement ivre mais, comme tout jeune Ecossais qui se respecte, garde toujours les idées très nettes, même en parlant de sept mille Livres de taxes payées dans l'année ! "Oh, tu viens d'interviewer Wilko ? C’est un chic type qui essaie toujours de se faire passer pour quelqu'un de pas très intelligent et, personnellement, je le trouverais plutôt dogmatique. Il cherche à cultiver l’image prolétaire qu’il est censé représenter; mais il a trop de classe... qu’il laisse ca aux autres Feelgoods, il en fait suffisamment… je veux dire que c’est un excellent guitariste, sans doute le plus sur espoir de toute la scène, non ? Dans un sens, je ne regrette pas trop le départ de Nick (Garvey, le premier bassiste des Ducks) sur un plan strictement professionnel, ni celui de notre pianiste car ils nous plongeaient un peu trop dans la pop. Nous avons retrouvé notre "boogie-impact" originel mais je trouve le public anglais encore trop endormi. En France, c'était différent. D'ailleurs, je reviens dans trois semaines avec Dai (Davis, leur manager) pour préparer quelques dates, même si l’on ne gagne rien. On en a un peu marre de tourner ici... Je vais encore te surprendre, mais j’aime beaucoup le dernier Lou Reed; cela me rappelle de si bons souvenirs pendant notre tournée avec lui... Paris justement, Amsterdam. Tu sais, tout va très bien pour nous tous, maintenant: on s’est engueulé avec RCA et on a un contrat différent pour chaque pays principal, en commençant par les Etats Unis ou notre prochain album sortira avec des morceaux différents de la version anglaise, qui elle-même différera de la française. Te rends-tu compte que les Américains nous ont dit qu'il n’y avait pas encore assez de rocks sur la bande originellement présentée ?"

Une autre nuit blanche passe, et le rythme est pris : je dors un jour sur trois, et les heures défilent plus rapidement que jamais. Le lendemain soir, je me retrouve au "Dingwalls", le plus grand club de Londres à ma connaissance, le mieux fourni en alcools et expédients divers, nourriture et groupies incluses...

"L'Intelligentsia" de la critique rock est présente, surtout celle du N.M.E. (Roy Carr, Pete Eskine, Charles Murray, Nick Kent, etc...), ainsi que quelques membres de Brinsley Schwartz et d'autres groupes moins connus. Tout ce petit monde se retrouvera à la même table après l’extraordinaire concert donné par Ducks Deluxe cette nuit-là. Même Nick- l'incrédule-nocturne-taciturne est conquis et me confie en s’exclamant : "Mais ma parole, ils sont devenus meilleurs que Feelgood !" Le répertoire des Ducks a bien changé depuis leur concert de l'Olympia. La moitié des titres joués sont encore inédits, Martin Belmont chante et joue beaucoup mieux et Sean le complète autant qu'il le devance sur ces points. La cohésion du groupe s'en trouve donc nettement améliorée, et chaque note du solo de "Paris IX" jaillit comme les gouttes de sang d'une éraflure de rasoir ; ce qui correspond à peu près à l’idée que se font Sean et Martin du Rock’n’Roll circa 1980... Ils vous servent un "Little Queenie Revisited" qui vous ferait douter de votre anglais tant les paroles semblent pressurées entre un humour dévastateur et des inversions improvisées en même temps que les nouveaux accords ajoutés aux riffs de Berry. Ils ne jouent que les faces "raunchy" de leurs singles ("Fireball" et "Two Time Twister") et semblent souhaiter votre perte et celle de la ville entière lorsqu'ils attaquent en piqué "Coast To Coast" ou "Teenage Head" qu'on est désormais plus tenté de comparer immédiatement à la version originale lorsque l'on s'en remet enfin...

Après avoir expliqué mon sentiment à Sean (non sans avoir ajouté que je n'étais pas aussi convaincu lors de leur passage à l'Olympia !), il me confie son désir d'apprendre certains morceaux de ma bande des Groovies, et notamment "Shake Some Action" et "You Tore Me Down". En voyant Keith en couverture du dernier numéro de R'n'F, il lance: "Oh, my hero ! Je crois que c’est la seule raison qui me pousserait à laisser tomber Ducks après tant de galères : non pas remplacer Mick Taylor, mais devenir l'élève de ce type, ma plus grande admiration et le plus dingue de tous mes rêves !"

Sombre futur ?

Ducks Deluxe et Dr Feelgood tourneront donc en France dès le début du mois de mars et, si tout se passe bien, les premiers viendront même avant et ne se contenteront pas d'une simple tournée promotionnelle à cinq dates comme les seconds. Mais, en attendant, leurs albums respectifs sortiront peu après la parution de ce numéro.

Le Pub-rock n'est pas sans rapport avec l'espoir secret nourri et espéré pour la seconde partie des années soixante-dix. Finie l’ère décadente, mais finie également celle des relents de rock revivals qui nous assaillent périodiquement! Loin d'être une mode, ce nouveau mouvement en engendre d'autres, plus nostalgiques et naïfs, mais non moins sérieux. Ainsi, au Hammersmith Palais le 22 décembre dernier on pouvait assister au "Swinging 60's Show" avec les Swinging Blue Jeans, Honeycombs, Nashville Teens et autres Mojos ! Il ne s’agit pas d’un simple retour au délicieux Mersey Beat, mais juste un avertissement de référence à la seconde génération (déjà !) du Pub-rock, qu'on ne pourra désormais plus appeler ainsi à l’avenir. Ace fut le premier groupe de la vague précédente à percer commercialement, et l'on peut être certain du succès réservé à ses compères Chilli Willi & The Red Hot Peppers, Bees Make Honey et Kilburn Si The High Roads. Et bientôt, le pouvoir sera peut-être pris par les Kursaal Flyers, Starry Eyed & Laughing, Global Village Trucking Co, Mooncrest Ftuds, Koko Mo ou autres Alberto Y Lost Trios Paranoias ! Tous ces nouveaux groupes ne gagnent pas plus de vingt Livres par gig, et la majorité subsiste avec cinq seulement ! Il est donc permis de douter de leur survie, d'autant plus qu'il existe un formidable tiercé composé de Dave Edmunds & The Electricians (vous les apprécierez bientôt dans le film "Stardust"), du Magic Michael Band (dont le membre d'honneur n'est personne d’autre que Nick Kent !) et des Michigan Flyers (qui possèdent la guitare la plus speedée d’Albion et dont le premier show, vu au "Hope & Anchor" il y a plus de deux mois, m'a fait ranger ce groupe juste après Feelgood et Ducks !).

Ducks Deluxe

Il n’y aura donc plus de place pour les formations médiocres qui sont appelées à disparaître rapidement, car le show-biz anglais, comme toute l'économie britannique, n'a pas les reins assez solides pour se permettre de signer tout le monde. Sans cet indispensable soutien financier, aucun musicien ne peut vivre de ses gigs... Une fois que chaque compagnie aura son groupe attitré, la scène qui fut autrefois celle du Pub-rock mourra d'asphyxie faute du soutien habituel qui, jusqu'ici, permettait à n'importe quel mouvement de sombrer dans une guimauve de bon aloi avec tous les honneurs qui sont dus à n’importe quel fossile encore vivant l Il est inutile de citer des exemples trop évidents, et si cette prophétie vous semble trop cruelle, sachez qu'il ne peut en être autrement et que cette autre "loi de la jungle" est nécessaire.

L’histoire de la rock-music est assez longue pour inspirer, comme l'Histoire tout court, des théories prévisibles et renouvelables. Pensez, une fois encore, aux fameuses "swingin’Sixties" et à la décadence du Mersey Beat, qui a quand même réussi à produire les Beatles. Projetez le tout dans un avenir pas trop lointain, et il vous sera plus facile d'admettre certaines "fatalités" qui entraînent la conclusion suivante: le défunt Pub-rock produira ses Beatles et peut-être même ses propres Rolling Stones ; suivez mon regard et patientez un peu...

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